L'Emeindras et son tunnel

L'Emeindras est un alpage situé sur la commune du Sappey en bordure des Grands Crêts. Appartenant à un Sappeyard, mais loué depuis plusieurs décennies à un agriculteur de Biviers, il comprend deux zones, chacune avec bergerie, l'Emeindras du dessus et celui du dessous. La bergerie du dessous, détruite deux fois par une avalanche, est actuellement en ruines.

L'Emeindras est limité au sud-est par la ligne des Grands Crêts, qu'on voit de tout le Grésivaudan. Il est séparé de la très vaste commune de Saint-Pierre par une autre ligne de crête, moins abrupte, qui joint les Grands Crêts aux contreforts de Chamechaude. Sur cette crête, se trouve le col de l'Emeindras où la Vence prend sa source. Plusieurs chemins y mènent : depuis le Sappey, on peut remonter le vallon de la Vence, parfois boueux, ou bien suivre des chemins d'exploitation forestière sur le St-Eynard. Le chemin le plus facile, quasi carrossable, part du hameau du Churut. Mais on peut y accéder aussi par la crête depuis le fort du St-Eynard ou depuis le col du Coq. Pour les plus courageux, l'itinéraire le meilleur est celui du col de la Faîta, partant des Massons à St-Ismier et rejoignant l'alpage par la crête.

Ce dernier itinéraire a l'avantage d'emprunter une voie historique. Il n'y avait autrefois que très peu de routes pour relier Chartreuse et Grésivaudan, à côté de celle du col de Porte. Les tunnels des Petites Roches n'ont été ouverts qu'au début du 20e siècle. Le sentier de la Faîta, utilisé depuis des temps immémoriaux, a permis entre autres d'alimenter avec le fer de St-Hugon les forges des chartreux de Fourvoirie, après l'épuisement des mines de Bovinant et jusqu'à la Révolution. Le fer était transporté à dos de mulet, tout comme le vin qui, encore au 19e siècle, était acheminé en Chartreuse par le même itinéraire. Au delà du col de la Faîta, le chemin a été perdu, mais il devait rejoindre l'actuelle route du col du Coq via une boucle de pente modérée le faisant passer tout près du col de l'Emeindras, côté nord.

On sait que les rois Louis XIV et Louis XV, voulant dominer les mers et commercer avec les nouveaux continents, ont fait construire de grosses flottes à Toulon. Ces bateaux à voile étaient en bois, ainsi que leurs mâts. Pour le montage des mâts, on utilisait des sapins à croissance lente, seuls arbres capables de résister aux violents efforts de flexion et on ne trouvait de tels arbres qu'en montagne. C'est pourquoi les forêts du Vercors, du Grésivaudan et surtout celles de Chartreuse ont été très sollicitées (celles de Savoie également, mais la Savoie n'était pas française à l'époque). Trois besoins cruciaux en bois ont concouru à surexploiter la forêt :

- la construction de la flotte de guerre et de la flotte de commerce ;
- la sidérurgie, qui consommait une grande quantité de charbon de bois dans les hauts fourneaux ;
- le chauffage des habitations, dont c'était le seul combustible d'autant plus sollicité que les siècles en question ont été très froids.
A la fin de la royauté, certains massifs avaient été complètement déforestés, surtout ceux de Belledonne et du Bréda. La Chartreuse s'en tirait un peu mieux parce que les moines planifiaient les coupes de façon à obtenir des mâts de marine qui devaient atteindre l'âge respectable de 200 à 300 ans. Le coût des mâts était donc très élevé. Un mât de grand voilier était composé de plusieurs sections ; la plus basse était formée de 7 à 12 sapins accolés, la plus haute d'un seul arbre ; les autres sections à l'avenant ... Il pouvait falloir plus de 40 sapins pour un seul mât, chacun de ces arbres devant atteindre 30 mètres et accuser à la base un diamètre de 70-80 cm ! Ce fut une industrie importante pour la région. Après la coupe à haute altitude, les arbres étaient parfois précipités dans des couloirs de glissement (les jets) jusqu'à la route. Cette méthode présentait de gros inconvénients : on risquait de faire éclater l'arbre au point d'impact et, de toute façons, on massacrait beaucoup d'autres arbres sur le passage du tronc accéléré. Pour préserver leurs ressources, les bûcherons retenaient souvent avec des cordages les troncs glissant dans la pente, mais l'opération était très dangereuse.

Une fois la route atteinte et les cols passés, les grumes étaient véhiculées par trinqueballe (système d'essieux sur roues) jusqu'aux berges de l'Isère, puis assemblées en radeaux, descendues par flottage jusqu'à Arles et acheminées par bateau jusqu'à Toulon. La navigation sur l'Isère, malgré les difficultés dues à son régime torrentiel, a été intense jusqu'à l'arrivée du chemin de fer vers 1860. Le Sappey constituait un nœud important pour le rassemblement des grumes qui, de là, descendaient à la Tronche pour être assemblées sur l'actuel quai Charpenay.

Le cœur de la Chartreuse (région de St-Pierre) était très défavorisé dans ce commerce. La route des gorges du Guiers mort appartenait aux chartreux ; elle était fermée par des portes et interdite au transport des troncs, d'autant plus qu'elle s'y prêtait mal à cause de la courbure trop forte de ses virages. La route du col de Porte ne pouvait pas être beaucoup utilisée, car il fallait la remonter sur près de 10 km. Or un seul tronc pèse de 3 à 4 tonnes : même avec un trinqueballe ou a fortiori par glissement sur la neige, l'effort à fournir était d'environ 500 à 700 kgf par grume, ce qui signifiait 5 à 6 paires de bœufs mobilisés une journée entière. Le prix de revient du sapin devenait prohibitif.

C'est sans doute pour cette raison qu'un tunnel a été creusé sous la crête de l'Emeindras. Il était de bonne largeur, puisque deux bœufs pouvaient y passer de front. Sa longueur ? Inconnue pour l'instant ; disons peut-être 300 à 500 mètres. On ne connaît pas la date de ce forage, mais on pouvait encore le voir au début du 20e siècle. A-t-il servi de refuge aux maquisards en 1943-44 ? C'est probable. Sa partie nord était éboulée vers 1950, puis son entrée sud comblée sur ordre du maire du Sappey vers 1980. Certaines personnes disent qu'il s'agissait d'un ouvrage militaire avancé dépendant du fort du St-Eynard, mais, selon les experts, ce n'est pas possible. C'était certainement un moyen utilisé pour faire parvenir sans trop de peine des grumes de la région du col du Coq, de l'Océpé ... jusqu'à l'alpage de l'Emeindras, d'où elles pouvaient – du moins l'hiver – glisser jusqu'au Sappey par le vallon de la Vence. Ce sont probablement des habitants du Sappey qui ont creusé ce tunnel, à la pelle et à la pioche ; il fallait donc qu'il présente un grand intérêt économique. Il faut dire que la forêt située au nord du tunnel appartenait en majorité à des Sappeyards, bien qu'elle soit située sur le territoire de St-Pierre. On devrait retrouver des témoignages sur ce travail colossal dans les archives du Sappey.

Actuellement, il est difficile de retrouver la trace de ce tunnel, mais plusieurs de nos compatriotes attestent l'avoir vu et même, pour certains, parcouru.

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